On boit trop, mais on continue !

Pierre Maurage, chercheur en alcoologie à l’UCL et au FNRS, a lu les résultats de notre questionnaire. Pour lui, ils démontrent qu’aucun autre produit ne génère un comportement si ambigu que l’alcool. On pense parfois qu’on boit « trop », on fait des « conneries qu’on regrette », mais on continue de boire, et on se trouve tous assez modérés. Un paradoxe dans lequel s’engouffrent les alcooliers, avec la bénédiction de tous les buveurs de Belgique !

Médor : 58 % de nos répondants trouvent qu’ils boivent trop ou « parfois » trop… La place de l’alcool est-elle démesurée en Belgique ?

Pierre Maurage: Seuls 5 % de vos répondants ne boivent pas, et près de 60 % pensent qu’ils boivent trop. Or, logiquement, si je pense que je bois trop, cela signifie que j’ai conscience que je devrais consommer moins et que l’alcool tient une place excessive dans ma vie. Mais dans le même temps, 80 % des répondants se sentent capables de réduire. On est devant un paradoxe très intéressant : on boit trop, on s’en rend compte, on est capables d'arrêter de boire, mais on ne le fait pas. Toute l’enquête montre bien l’ambiguïté de notre rapport à l’alcool. C’est quelque chose que les chercheurs observent, mais pour laquelle on a finalement peu de données chiffrées. Ici, on est constamment dans un aller-retour entre vision positive et négative de l’alcool.

M : D’autant que nos répondants ne sont pas sous-informés sur les effets de l’alcool…

PM: Clairement, cet échantillon n’est pas représentatif de la population belge. En revanche, il constitue un important échantillon sur une petite partie de population, très homogène (les 25–49 ans au niveau de diplôme supérieur à la moyenne, NDLR), les données sont donc exploitables (voir aussi notre encadré « Nos résultats sont-ils fiables ? », NDLR). C'est un panel qui n’est pas sous-informé sur les effets de l’alcool. Les répondants ont les outils culturels, sociaux et intellectuels pour se rendre compte des effets négatifs, et malgré cela, l’alcool tient une place prépondérante dans leur vie. Si on fait un parallèle avec la cigarette, qui est l’autre drogue évidente, une grande proportion de fumeurs prendraient « le » truc miracle pour arrêter. Chez les consommateurs d’alcool, il n’est pas sûr que les gens ont envie d’arrêter, ni de stopper les excès.

M : L’alcool génère souvent des comportements « non désirés ou regrettés ». Pourquoi continue-t-on à boire ?

PM: 43 % de vos répondants ont « déjà accepté ou pratiqué des roulages de pelle ou caresses non désirés ou regrettés », et 10 à 15 % ont eu des relations sexuelles non voulues. Mais cela ne les fait pas forcément arrêter de boire. C’est ce qu’on appelle une « perte de contrôle contrôlée ». C'est un terme qui pique un peu, mais qui signifie grosso modo qu’en buvant, on sait qu’on pourra avoir des comportements qu’on va regretter, mais que cela ne nous empêche pas de reboire une semaine plus tard. Car le rapport bénéfices/risques penche du côté positif. L’alcool a une fonction de déshinibition et on observe une ambiguïté par rapport à cette désinhibition. C'est une substance formidable : elle est disponible, bien considérée socialement et a un effet désinhibant pour une période courte. Chez vos répondants, l’alcool a vraiment une fonction positive, qu’il ne faut pas mettre de côté.

M : Au sein du couple, 32 % des répondants sont inquiets de la consommation de leur conjoint. Est-ce si positif ?

PM: C’est une proportion très importante. D’ailleurs, 20 % des répondants ont même déjà menti à leur conjoint sur leur consommation d’alcool ! Cela montre bien que même chez les non dépendants (ou autoperçus comme tels), une logique de mensonge et d’inquiétude par rapport à la consommation existe. On perçoit la dangerosité de l’alcool, même si on fait semblant de l’oublier. Le rôle désinhibiteur de l’alcool a des conséquences aussi positives que négatives, ce qui nous ramène toujours à cette question de l’ambiguïté, qui empêche de faire pencher la balance vers stop ou encore, sauf quand on vit un épisode traumatisant. Et chacun a sa définition du traumatisme…

M : Chacun a aussi sa propre définition de la « modération »…

PM: La modération est un concept central pour comprendre la place de l’alcool dans notre société. On le voit très bien dans le questionnaire : les répondants définissent la modération en la calquant sur leur propre façon de boire. Plus ils boivent fréquemment, plus ils disent que la modération c’est boire fréquemment mais peu. Plus ils boivent en quantité, plus ils trouvent que la modération c’est boire, peu importe la quantité, mais peu souvent. Chacun adapte sa définition de la modération avec sa propre consommation.

M : Mais qu’est-ce que la modération ?

PM: Ce concept vient des alcooliers (producteurs et distributeurs d'alcool, NDLR), il est volontairement flou et flexible, et leur permet à peu de frais d’apposer un message faussement préventif, tellement flexible et subjectif qu’il ne signifie rien. Les alcooliers freinent d’ailleurs des quatre fers pour qu’on n’objective pas la modération sur les bouteilles. Une fois ce constat posé, on peut tirer à boulets rouges sur eux, mais il faut comprendre que ce flou est porté et partagé par le consommateur ! Si 80 % des Belges étaient choqués par la Jupiler Pro League (le championnat de Belgique en ligue 1 de foot porte le nom d’une marque de bière, cela choque 36,9 % de nos répondants, NDLR), le politique agirait sûrement différemment…

Propos recueillis par Chloé Andries

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